ex-libris Gorbof : une maison, des livres

Petrovskoe

Petrovskoe. L’unique photographie. Archives Gorboff (c)

De tous les récits de papa sur son enfance, l’un de ceux que je préférais était celui où toute la maisonnée, adultes, domestiques et enfants, devait transporter sur la pelouse les livres – près de 20.000 ! – de la bibliothèque de son père, Nicolas Gorboff . A l’ombre des grands arbres de Petrovskoe, l’air et la lumière arrivaient enfin jusqu’aux pages largement déployées qu’il fallait dépoussiérer et aérer, tout en évitant le soleil, les insectes et les brins d’herbe…

Connaissant l’attachement de mes grands-parents à leur bibliothèque, je présume que les livres devaient être rentrés le soir même par crainte de l’orage. Je les imagine houspillant leur monde, les enfants jetant en douce des regards dans les livres illustrés pour voir s’il n’y avait pas d’image « intéressante », les domestiques énervés par ce surcroît de travail et, pour tous les participants à ces journées de dur labeur physique car il fallait probablement plusieurs jours pour venir à bout de cette tâche, les courbatures du lendemain.

Cette grande lessive « intellectuelle » semblable au grand nettoyage de la maison qui précédait jadis l’arrivée du printemps et la fête de Pâques (tellement importante chez les orthodoxes), était une sorte de cérémonie au cœur de l’été ; je comprends que mon père ne l’ait pas oubliée. Nous vivions alors dans un petit appartement d’une pièce-cuisine à Suresnes, dans la banlieue de Paris. Cette grande maison pleine d’enfants et de livres a été pour moi l’incarnation du bonheur et de la Russie perdue (espace, fratrie, absence de préoccupations matérielles). Nul ne s’étonnera que plus tard, les murs de mes appartements aient toujours été couverts de livres. Lire la suite

Les objets-mémoire

musée juif 061Berlin. Musée juif. 2010. »Qu’emporterais-tu si « tu » devais quitter ton pays? » Archives Gorboff(c)

Le lecteur se souvient peut-être d’un voyage à Berlin, effectué en 2010. Je retrouve des photographies prises au  musée juif. L’une d’elles porte la légende suivante :

                           « Qu’emporterais-tu si « tu » devais quitter ton pays ?  

Légèrement modifiée – « Qu’emporterais-tu si « ta »maison brûlait » ? – cette question aurait pu figurer dans un magazine. Et en ce lieu qui n’avait rien de ludique, elle était d’autant plus choquante qu’elle ressemblait à une énorme faute de goût. 

Tout est ambigu sur cette photographie, l’image elle-même, établissant un parallèle entre le départ de joyeux jeunes gens (juifs, non-juifs?) en train (en wagon à bestiaux?) et un convoi de déportés. La question, ensuite, excluant le public adulte pour ne s’adresser qu’à des « jeunes » apparemment en route pour en camp de vacances, comme si le voyage (la déportation) ne concernait pas d’autres tranches d’âge. La mise en situation du visiteur, enfin : soulagé de ne pas se trouver à la place des juifs (comment ne pas penser à eux ?), il joue à se faire peur. La photographie est là pour ça.

musée juif 061Même panneau, sous l’image. Berlin. 2010. Gorboff (c)

Au bas du panneau, à l’exception de tout autre, le mode de réponse  accentue davantage encore le caractère ludique de l’ensemble. Comme à l’école, chacun s’identifie à un prénom – tous typiquement allemands, sans aucun John ou François et encore moins d’Ivan ; un Salomon eût été impensable. Se mettant à la place de Rudi ou d’Alice, le visiteur appuie sur un bouton et sélectionne des réponses.

Je regrette de ne pas avoir regardé la liste des objets que ces joyeux jeunes gens (contemporains) auraient aimé emporter (documents, argent, ordinateur, photo du petit ami, le nounours de leur enfance, que sais-je ?). Le questionnaire achevé, celui qui a répondu s’attend probablement à des commentaires semblables aux réponses apportées à un jeu : ton choix nous permet de mieux « te » connaître, « tu » es une affective… une battante …une rêveuse.

Et pourtant, au-delà de l’étonnante réduction de la Shoah à un jeu, ce panneau de vulgarisation a raison d’être. Il n’est pas le fruit d’une erreur et les historiens qui, en 2001, ont mis en place ce musée conçu par Daniel Libeskind, l’ont sciemment inclus dans le parcours de l’exposition. Car il soulève deux points importants : l’oubli d’un passé relativement récent par les générations d’après – guerre (jeunes Allemands, Russes, Français…), ainsi que l’importance de l’objet de substitution – « l’objet-mémoire » – établissant un lien à la fois tangible et affectif entre l’homme et son passé.

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L’âme russe de Jules Legras

Legras

Jules Legras (1867-1939), professeur à la Sorbonne, auteur de nombreux ouvrages sur la Russie.        

C’est à Berlin, où le jeune étudiant Jules Legras (1867-1939) prépare l’agrégation d’allemand, qu’il rencontre des étudiants russes et découvre ce qu’il est convenu d’appeler « l’âme slave »… C’est le choc : Jules Legras apprend le russe et, deux ans plus tard, effectue un premier voyage en Russie (1892). Sa vie bien réglée d’universitaire enseignant la littérature allemande à Bordeaux et à Dijon balance désormais entre deux pôles, dont l’un domine : il aime la Russie – la langue, les hommes, la littérature,  la manière de vivre, les paysages – avec une passion d’autant plus forte que lui-même n’est pas russe. De nombreux voyages en Russie et en Sibérie font de lui un slavisant reconnu et le conduisent à la Sorbonne où  il  enseigne la littérature russe de 1929 à 1936.                

Je suis partie à la découverte de Jules Legras munie de deux indications : ce slavisant ami de la famille Gorboff avait demandé ma grand-mère Sophie Nicolaevna (1863-1949) en mariage. Jules Legras vivait à Dijon et un fonds d’archives, apparemment très riche, était conservé à la bibliothèque municipale de la ville. Et en effet, ce que j’ai découvert – un texte manuscrit totalement inconnu de Sophie Nicolaevna intitulé Un pogrome dans la Russie centrale (1919) – dépassé mes prévisions les plus optimistes.

J’avais un autre élément en ma possession : ceux auxquels le nom de Jules Legras n’était pas inconnu affirmaient d’une voix quasi unanime qu’il avait travaillé pour le renseignement militaire français, le 2e Bureau. Dans un livre intitulé Mémoires de Russie (1920), Legras fait ouvertement mention de cette appartenance.  Lire la suite

Un pogrome dans la Russie centrale, par Sophie Gorboff, Yalta. 1919

Également sous-titré « Épisodes de la Révolution russe », ce texte fut écrit en français ; nous en avons respecté l’orthographe (notamment celle de « pogrome ») et la syntaxe. La traduction russe est accessible en ligne « Погром в центральной Росии »  

Malevitch paysan

Kasimir Malevitch, le faucheur, 1913      

Pour ceux qui ne connaîtraient pas le russe, « gromit’ » signifie « saccager, piller », et « grom », tonnerre. Qu’une femme aussi instruite que Sophie Nicolaevna Gorboff ait barré le mot « pillage » pour le remplacer par « pogrom » (ce massacre collectif d’êtres humains auquel la Russie a eu le triste privilège de donner un nom) montre à quel point, bien que sans mort d’homme, la destruction de la propriété de Petrovskoe s’apparentait à ses yeux à un massacre. 

pogrome 40002Extrait du manuscrit de Sophie Gorboff. BM Dijon.Fonds Jules Legras.

J’ai découvert le texte de ma grand-mère aux archives municipales de Dijon, dans le fonds Jules Legras. Son existence était inconnue de la famille. Sophie Nicolaevna se trouvait à Yalta, sur le chemin de l’exil, lorsqu’il fut écrit en français, tant pour échapper au regard des commissaires politiques lors d’une éventuelle perquisition que pour servir de témoignage en Occident. Jules Legras entretenait depuis de longues années des liens étroits avec la famille Gorboff. Il était un membre influent du « Monde slave » (1917-1938), première revue française consacrée aux pays slaves, et Sophie Nicolaevna lui a probablement remis son texte à des fins de publication. Pour je ne sais quelles raisons, celle-ci n’eut jamais lieu.  

A Yalta, où ils s’étaient réfugiés après le pillage de Petrovskoe, les membres de la famille Gorboff vivaient dans la promiscuité ; le travail de Sophie Nicolaevna n’avait pu passer inaperçu. Je suis persuadée qu’après avoir rédigé son texte, ma grand-mère l’a montré  à son mari et à ses enfants, notamment à mon père, lors de ses permissions à Yalta. Dans les Souvenirs de la guerre civile, papa décrit la soif de représailles qui fut la sienne lorsque l’armée blanche est arrivée à proximité de « son cher Petrovskoe ». Lire la suite